Peut-on se prévaloir d’une preuve obtenue de manière déloyale ?
Un salarié peut-il se prévaloir, dans le cadre d’une procédure judiciaire, d’un enregistrement réalisé à l’insu de son employeur ?
Suivant les principes dégagés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la Cour de Cassation a consacré, en matière civile, un droit à la preuve qui permet de déclarer recevable une preuve illicite, lorsque cette preuve est indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence est strictement proportionnée au but poursuivi.
Sur le fondement de l’article 6, paragraphe 1 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales et de l’article 9 du Code de Procédure Civile, la Cour de Cassation considérait néanmoins jusqu’à une période récente qu’était irrecevable la production d’une preuve recueillie à l’insu de la personne ou obtenue par une manœuvre ou un stratagème (Assemblée plénière 07/01/2011, pourvoi n° 09-14.316, Bulletin 2011).
La manœuvre ou le stratagème dont il est question vise, notamment, les enregistrements de conversation à l’insu des personnes concernées.
Cette solution était fondée sur la considération que la justice doit être rendue loyalement, au vu de preuves recueillies et produites de manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité.
Par un arrêt de l’Assemblée plénière du 22 décembre 2023 (Cass. Assemblée plénière 22/12/2023, n° 20-20.648), la Cour de Cassation a opéré un revirement de jurisprudence.
Au cas d’espèce, la Cour d’Appel avait déclaré irrecevable la pièce litigieuse, après avoir relevé que celle-ci constituait une transcription d’enregistrement clandestin obtenue par un procédé déloyal.
La Cour d’Appel avait donc considéré que cette pièce devait être écartée des débats.
Cette décision a été censurée par la Cour de Cassation, laquelle considère qu’il appartient au Juge du fond de procéder à un contrôle de proportionnalité.
La décision de l’Assemblée plénière était motivée comme suit :
« Il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats.
Le Juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure, dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
Cette position a été reprise par un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de Cassation du 17 janvier 2024 (Cass. Soc. 17/01/2024, n° 22-17.474).
La pièce litigieuse correspondait, là encore, à la retranscription de l’entretien d’un salarié, dont l’enregistrement avait été obtenu à l’insu des personnes concernées.
La Chambre sociale de la Cour de Cassation a rejeté le pourvoi formé à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’Appel qui avait écarté des débats la pièce litigieuse, en faisant référence au caractère indispensable de la pièce litigieuse et à la notion de proportionnalité.
La motivation de l’arrêt de la Cour de cassation est la suivante :
« En l’espèce, la cour d’appel qui a, d’une part relevé que le médecin du travail et inspecteur du travail avaient été associés à l’enquête menée par le CSHCT et que le constat établi par le CHSCT dans son rapport d’enquête du 2 juin 2017 avait été fait en présence de l’inspecteur du travail et du médecin du travail, d’autre part retenu, après avoir analysé les autres éléments de preuve produits par le salarié, que ces éléments laissaient supposer l’existence d’un harcèlement moral, faisant ainsi ressortir que la production de l’enregistrement clandestin des membres du CHSCT n’était pas indispensable au soutien des demandes du salarié, a légalement justifié sa décision. »
. »
Cette appréciation a très récemment été reprise par la 2ème Chambre Civile de la Cour de Cassation (Cass. 2ème Civ. 06/06/2024, n° 22-11.736).
La motivation de cette dernière décision est la suivante :
« De ces constatations et énonciations, dont il résulte qu’elle a recherché, comme elle le devait, si l’utilisation de l’enregistrement de propos, réalisé à l’insu de leur auteur, portait atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie privée du dirigeant de la société employeur et le droit à la preuve de la victime, la Cour d’Appel a pu déduire que la production de cette preuve était indispensable à l’exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l’accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l’origine de celle-ci (…). »
Cette jurisprudence semble s’installer dans le temps.
Il convient donc de retenir que :
- les preuves obtenues de manière déloyale en matière civile ne sont pas, par principe, irrecevables,
- le Juge du fond doit procéder à un arbitrage et contrôler :
- d’une part, si la preuve obtenue de manière déloyale était indispensable à l’exercice du droit de la personne qui l’invoque,
- d’autre part, si l’atteinte portée au principe de loyauté n’est pas disproportionnée au regard du but poursuivi.
La position ainsi adoptée par la juridiction suprême introduit donc, dans l’appréciation de cette problématique, une notion de bon sens qui semble tout à fait pertinente, tout en fixant des limites à ne pas franchir.
Les décisions rendues sur ce thème concernent pour l’essentiel des enregistrements effectués par des salariés à l’insu de leur employeur. Reste à savoir si la jurisprudence sera la même dans l’hypothèse inverse…..